et Nacima Baron,
Etymologie
Le terme de gare dérive historiquement du verbe « garer » qui désigne à la fois une démarche d’évitement (gare ! au sens de « prendre garde » (Littré XIIe siècle) et un terme nautique, renvoyant au fait de se ranger de côté pour laisser passer un bateau (XVIe siècle). Enfin, au XIXe siècle, une gare est un lieu où le convoi ferroviaire se range, se détourne pour dégager le reste du réseau et laisser place au trafic. L’intérêt du détour par l’étymologie est de signaler ce paradoxe. Alors qu’une gare est envisagée presque naturellement aujourd’hui comme un « lieu d’attraction urbain » (c’est d’ailleurs récent), le terme possède intrinsèquement, dans notre langue, une connotation menaçante qui désigne le fait de rejeter, de mettre à l’écart.
Un mot plurisémique qui ouvre sur d’autres mots.
Avant même d’invoquer un « nomadisme des concepts en sciences sociales » (O. Cristin, 2016), il est tout à fait nécessaire de souligner qu’une définition de la gare dans la recherche contemporaine rencontre immédiatement deux types d’obstacles.
Objet et fonctions
Une gare est simultanément un nœud, un lieu, un espace, un objet, un système …
Gares et Mythes
Plutôt que de décliner la diversité des approches disciplinaires (ce sera possible si vous le souhaitez), il est nécessaire de souligner combien le terme, aujourd’hui, bénéficie d’une « portée » assez fantasmatique, et très révélatrice de quelques angles critiques de la recherche dans différents registres :
Description des mots.
Sur le plan spatial, une gare se présente comme un système posé à l’articulation d’un réseau ferroviaire et d’un espace urbain et qui compte donc une double orientation, avec côté voies un espace proprement industriel (« arrière-gare », espaces techniques, faisceaux …) et côté ville un ensemble d’éléments urbains (parvis, place de la gare) et fonctionnels (espaces de stationnement, zone d’intermodalité). A l’intérieur du bâtiment voyageur, outre les secteurs dévolus à la production du service de transport (métiers de la gestion de la gare et de l’escale), une grande diversité d’espaces et d’objets s’articulent autour de fonctions liées à la circulation ou à l’attente, à l’information et à la distribution de tickets, ou encore à d’autres fonctions dont la diversité croît fortement : espaces de restauration et commerciaux, espaces dédiés à des catégories de visiteurs spécifiques (lounges), services publics (crèches) et lieux de divertissement (bibliothèques, expositions) et parfois fonctions hôtelières.
Approches disciplinaires des gares.
Sur le plan fonctionnel, trois grands facteurs modifient profondément l’organisation spatiale des gares. Le premier intéresse les chercheurs en sciences sociales et concerne les évolutions de la demande de mobilité et la diversification des pratiques, des comportements, des usages des personnes qui sont présentes dans les gares : l’emploi des termes d’ « usager », de « client » ou de « piéton » (mais aussi passant, voyageur, …) correspond à autant de caractérisations des formes d’usage des gares, renvoyant à des lectures disciplinaires différentes (l’approche « piéton » est plus utile pour la modélisation des flux, l’approche « client » plus à même d’atteindre les chercheurs tournés vers la question des services. Le second facteur intéresse ces derniers mais également les ingénieurs et concerne les chocs technologiques et notamment le basculement numérique qui saisit à la fois l’exploitation des gares (et transforme les métiers de la gestion du transport comme de la vente) et l’usager des gares (qui est accompagné dans ses démarches de repérage des lieux, de choix de parcours, de consommation, etc.). Enfin, le troisième facteur explicatif de la mutation des gares, et qui intéresse les chercheurs dans les domaines de l’économie, de la gestion ou du marketing concerne la transformation de leur modèle d’affaire, en lien avec des évolutions conjointes de la production urbaine (valorisation foncière et immobilière des actifs en gare et autour des gares) et de l’ouverture progressive du marché ferroviaire.
Bilan et recherches émergentes
La production scientifique relative aux gares est extrêmement dynamique mais assez « myope ». D’abord, elle se focalise très largement sur les grandes gares métropolitaines et oublie de ce fait (mais un rattrapage s’opère depuis peu) les gares des villes moyennes et petites, sans compter toutes les gares (plus de 7000 en France) qui ont été fermées ou transformées pour répondre à d’autres fonctions. Cette capacité de transformation et d’adaptation des gares déjà ancienne motive pourtant des travaux émergents, tant les pressions sont importantes aujourd’hui pour ouvrir des tiers lieux dédiés au travail, ou à la socialisation, ou au loisir, ou encore à la culture et, à travers tous ces efforts, « réancrer » les gares dans les territoires et les « relier » à la ville. Ensuite, la recherche sur l’espace des gares est fortement fragmentée du point de vue disciplinaire et reste à caractère trop souvent monographique, c’est-à-dire fondée sur des travaux empiriques d’observation souvent in situ qui peinent à intégrer des approches comparatives internationales et à monter en généralité ou dégager des invariants. Les travaux les plus récents vont vers la construction de référentiels plus systématiques. Enfin, des outils de représentation visuelle (cartographie, simulation) renouvellent aussi les approches de l’espace des gares.
Porte d’entrée de la ville sur le monde ferroviaire ;
Point d’affluence des usagers qui empruntent les trains pour voyager (voyageurs des banlieues, dessertes intercités, régionales, grandes lignes ou internationales).
Lieu important d’échange et d’intermodalité des voyageurs et usagers des transports.
Deux périmètres :
Périmètre de la ville : parvis de la gare, enjeux urbanistique fort, image et vitrine de la gare dans la ville, enjeux d’intermodalité fort (transports collectifs, bus, tramway, modes doux, taxis, véhicules particuliers, etc.)
Périmètre ferroviaire : zones voyageur accès quai, zones d’avitaillement (chargement et déchargement des marchandises en gare), personnel de service, voies et installations ferroviaires.
Conception de la gare « transport » jusque dans les années 1990-2000, puis notion importante à présent de la gare comme lieu de vie : redynamiser 1 les centres villes et les quartiers de gare, en passant par une nouvelle conception de la qualité des espaces en gare, la localisation de services et commerces de proximité pour animer ces lieux.
La gare est un nœud de transport permettant l’accès à un système à point d’accès, et un objet urbain inscrit en relation avec la ville. L’approche nœud/lieu développée par Bertolini (Bertolini et Spit, 1998) est pertinente pour traiter les enjeux de l’objet gare : elle décrit les dimensions au travers d’un ensemble d’indicateurs et permet d’indiquer des situations de stress – un nœud puissant faiblement inscrit dans la ville ou inversement une gare à la desserte faible située dans un tissu urbain dense – et permet d’indiquer des pistes d’intervention.
Depuis une trentaine d’années, les projets de transformation de quartiers de gare se sont multipliés en France et en Europe. Si l’amélioration de la mobilité est une motivation essentielle de ces projets, le succès des quartiers de gare tient aussi à la perspective de valorisation foncière qui motive collectivités, opérateurs de transport et promoteurs immobiliers à développer des programmes immobiliers à proximité de l’infrastructure.
En effet, le quartier de gare apparaît comme un espace urbain doté d’un fort potentiel de création de valeur économique, en capacité de constituer une centralité agglomérant emplois, commerces et nouveaux résidents, c’est-à-dire de générer différents effets structurants/territoriaux. Les rentes créées par la valorisation des quartiers de gare sont parfois envisagées comme un levier de financement des infrastructures (Medda, 2012). Pourtant, nul ne peut anticiper précisément les retombées économiques autour des gares. De nombreux débats ont eu lieu sur la contribution des infrastructures de transport au développement des territoires (Bonnafous & Plassard, 1974). La littérature a montré que l’effet positif et automatique des transports sur le développement est surtout un « mythe politique» tenace (Offner, 1993), car cette causalité directe est depuis longtemps remise en question par les chercheurs, qui parlent aujourd’hui davantage de causalité indirecte ou conditionnée (L’Espace Géographique, 2014).
Pourtant, le débat sur les effets structurants n’est pas encore épuisé, d’autant plus qu’il est ravivé à chaque création d’infrastructure, comme on l’observe actuellement autour du futur Grand Paris Express. S’il n’est pas encore épuisé, il peut être repositionné, afin d’élargir les approches actuelles qui mobilisent principalement les méthodes des prix hédoniques pour évaluer les effets de l’infrastructure sur le territoire (Bajic, 1983, Chalermpong, 2014). Ces approches basées sur la mesure des effets de l’infrastructure sur les prix immobiliers nous apparaissent intéressantes, mais limitées. C’est pourquoi nous défendons une approche qui, s’inscrivant dans l’économie de l’aménagement, questionne autrement les mécanismes de création de valeur économique autour des gares. La création de valeur économique est ici appréhendée sous deux aspects : d’une part comme condition nécessaire à l’implication des acteurs et d’autre part comme un préalable nécessaire à tout effet structurant. Dans cette perspective, deux pistes mériteraient d’être explorées :
Une première piste invite à mieux comprendre les mécanismes de la création de valeur économique dans les quartiers de gare. Qui génère et qui capte la valeur économique ? Poursuivre cette piste permettrait notamment de contribuer aux réflexions sur les participations des acteurs publics et/ou privés au financement des infrastructures.
Une deuxième piste invite à envisager l’infrastructure non plus uniquement sous l’angle des opportunités qu’elle offre au territoire (accessibilité, opportunités foncières) mais également sous l’angle des contraintes économiques et financières qu’elle impose aux projets de développement urbain qui y sont liées. Dans le contexte des quartiers de gare, l’environnement ferroviaire joue un rôle dont les incidences sont encore peu explorées. Des travaux récents ont conclu à l’existence de contraintes ferroviaires qui complexifient et conditionnent la production urbaine, et qui au final, peuvent peser sur les effets de l’infrastructure sur le territoire (Deraeve & Poinsot, 2017).
– Bajic, V. (1983), The Effects of a New Subway Line on Housing Prices in Metropolitan Toronto, Urban Studies, vol. 20, pp.147-158
– Bertolini, L., Spit T. (1998), Cities on rails : the redevelopment of railway station areas, London : E & FN Spon.
– Bonnafous, A., Plassard F. (1974), Les méthodes usuelles de l’étude des effets structurants de l’offre de transport, Revue économique, volume 25, n°2, mars, pp. 208-232
– Chalermpong, S., (2014), Rail transit residential land use in developing countries: hedonic study of residential property prices in Bangkok, Thailand, Transportation research record, vol. 2038
– Deraeve S, Poinsot P (2017) Projets de quartier de gare et surcoûts ferroviaires, Document de travail
– Cristin, O., (2016), Dictionnaire des concepts nomades en science humaines, Métailié Paris
– Joseph, I. (1999), Villes en gares, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.
– Medda, F. (2012) Land value capture finance for transport accessibility: a review, Journal of Transport Geography, vol.25, pp.154-61
– Offner, J-M. (1993), Les ‘effets structurants du transport’ : mythe politique, mystification scientifique, L’espace Géographique, n°3, pp. 233-242
– Riot E. (2014), « A European perspective on the planning of major railway stations : considering the cases of St Pancras Station and Paris Gare du Nord », Town Planning Review, vol. 85, no 2, pp. 191-202.
– Vanier M. (2015), Demain les territoires, capitalisme réticulaire et espace politique, Hermann, 216 p.