Reece Fisher (avec Adeline Heitz, CNAM)
Lorsque l’on aborde la question de la production urbaine, il est important de noter la diversité de ses définitions. D’une manière générale, la production urbaine consiste en « la conception, la construction, l’exploitation et la propriété de l’environnement urbain bâti » (Halbert et Attuyer, 2016), qui inclut les bâtiments mais aussi les infrastructures comme la voirie. Elle prend également la forme d’un processus de production, englobant des activités telles que la logistique, l’artisanat et l’industrie (activités productives) au sein du tissu urbain, y compris tous les acteurs pertinents impliqués dans ce processus. Cela inclut les relations entre les personnes impliquées dans la ville productive sur des temporalités variées. Dans le cadre de la première définition de la production urbaine, nous constatons une distinction des rôles entre les personnes impliquées dans (1) la conception matérielle du projet, (2) la gestion du territoire et (3) le financement du projet. Lorsque l’on parle de production urbaine, et donc de production d’espace, on parle des influences matérielles et économiques qui transforment l’environnement bâti.
La production urbaine du point de vue politique
Les origines de l’analyse de la production urbaine dans le contexte français remontent à Henri Lefebvre, auteur de La production de l’espace (1974). Une relation qui a été particulièrement examinée dans le contexte de la production urbaine est celle de la financiarisation de l’espace public. On assiste à l’imbrication croissante de l’investissement et des intérêts privés avec l’activité des autorités publiques. Cette relation a été étudiée par Ashton, Doussard et Weber (2016), qui se sont penchés sur la privatisation des infrastructures dans le contexte des villes nord-américaines. Ils ont montré que les réseaux construits impliquaient des relations complexes et que les paysages nouvellement privatisés « impliquent l’État local et un large éventail d’investisseurs, de créanciers et de contreparties dans un processus à long terme de génération et de gestion de la valeur économique de l’infrastructure privatisée et de ses incertitudes au-delà des termes et du calendrier de l’accord lui-même » (ibid, 2016).
L’examen du rôle des acteurs dans la production urbaine s’avère être une tâche opportune pour les chercheurs urbanistes, car il existe souvent des relations complexes entre les acteurs économiques et politiques. L’étude des questions urbaines sous l’angle de la production urbaine permet de mieux comprendre les besoins de toutes les parties prenantes et le rôle de chaque acteur (ainsi que leurs différents degrés de pouvoir).
La production urbaine du point de vue du foncier
Comme nous l’avons mentionné, au cours des 50 dernières années, différents acteurs ont de plus en plus considéré le foncier comme un actif financier. La financiarisation de la gestion des sols a des impacts inégaux sur les promoteurs, les locataires et l’espace urbain (Fields and Uffer, 2016). Qu’il s’agisse du marché du logement, de celui de l’immobilier commercial ou de celui de l’immobilier logistique (Raimbault, 2016), de nouveaux marchés mondiaux se sont récemment ouverts à ceux qui investissent dans des projets de développement, où il est concevable qu’un actif non liquide ait le potentiel de stimuler l’investissement en capital (Searle, 2018).
On ne peut parler de production urbaine sans parler de gestion des sols ; l’usage des sols peut constituer une contrainte pour la production urbaine. Des auteurs soulignent la dichotomie entre la logique de gouvernance et la logique opérationnelle de la planification urbaine lorsque le plan de zonage d’une aire ne correspond pas à l’utilisation envisagée par le propriétaire du terrain (Tillemans et al., 2012). Pour de nombreux acteurs, la faisabilité et l’attrait du développement dépendent de la création de valeur et de la rentabilité du projet urbain. Dans de nombreux cas aujourd’hui, nous voyons les acteurs des secteurs public et privé se réunir pour financer et réaliser conjointement la production urbaine. Des cadres économiques innovants tels que les partenariats public-privé (PPP) et les SAEML sont des éléments fondamentaux des structures de gestion modernes. L’identification de tous les acteurs clés d’un projet urbain et leur regroupement au sein d’une « coproduction de la ville » constituent une méthode courante pour unir les objectifs de développement économique et politique (Linossier et Verhage, 2009).
La production urbaine à l’échelle globale
Les éléments d’analyse des projets urbains internationaux modernes à travers le prisme des analyses sur la production urbaine révèlent qu’il s’agit d’un concept global. L’examen de la financiarisation de l’immobilier dans les projets urbains récents en est un exemple clé. La financiarisation par le secteur privé, un modèle économique clé anglo-américain, Aveline-Dubach (2020) écrit sur ce processus qui se produit dans les mégapoles d’Asie de l’Est. Elle écrit à propos du secteur financier moderne, en cours de déréglementation depuis les années 1980 : « To enhance the volume of capital available for investment, the financial industry has created an array of instruments aimed at capturing the savings of major economic agents, i.e. households (non-consumed incomes), companies (non-reinvested profits), and even States (trade balance surpluses collected by sovereign wealth funds) » (ibid, 2020).
Cela témoigne des affirmations selon lesquelles le secteur financier s’efforce d’accroître la liquidité de ses actifs, ce qui nous ramène à l’idée que le foncier est un actif. Un exemple cité par Aveline-Dubach est celui de Hong-Kong, où l’État a joué un rôle dans la financiarisation de l’immobilier par « la privatisation des actifs sociaux appartenant à la Hong Kong Housing Authority » (ibid, 2020).
L’analyse de la production urbaine au LVMT
Le concept de production urbaine est exploré dans le cadre de la recherche du LVMT, en particulier dans l’axe 2 : Territoires et acteurs. Le tissu urbain étant en perpétuelle évolution, l’accent est mis sur l’examen des relations entre les acteurs et/ou la gouvernance qui façonnent ces transformations. Au fur et à mesure que la ville se construit, les politiques qui la façonnent sont influencées par des acteurs disposant de différents niveaux de pouvoir. En examinant le processus de développement urbain sous l’angle de la production urbaine, des questions telles que celles de savoir pour qui la ville est conçue et quelles sont les dynamiques de pouvoir qui existent en son sein sont abordées, que ce soit à travers les liens entre fiscalité locale sur le foncier et production de logements abordables (FILOPLA, recherche menée en collaboration avec Marie Llorente et Françoise Navarre), les subventions accordées au transport public (Coulombel et Monchambert, 2023) ou les liens entre degré de centralisation de la décision et production de formes urbaines (Le Néchet, 2021).
Récemment, avec l’accent mis sur le développement durable, la réduction de l’empreinte carbone des activités productives et la nature évolutive des relations entre ceux qui interagissent dans la ville productive, de nouveaux domaines de recherche liés à la conception d’une ville inclusive et durable existent et doivent être explorés. Déconstruire ces processus et ces relations au niveau local permet de comprendre les besoins actuels des acteurs et permet à la ville de se développer selon un cadre plus inclusif et progressif.
Parmi les pistes de recherche actuelles autour de la production urbaine, on peut citer l’examen de la programmation urbaine des activités logistiques. Plus généralement, il n’est pas possible d’étudier la fonctionnalité et l’évolution de la ville moderne sans examiner les dynamiques de pouvoir (liées au processus de financiarisation également), les relations et les besoins de ceux qui sont à l’origine des transformations. Les recherches conduites au sein de la Chaire Logistics City, où j’effectue mon doctorat, examinent ces relations complexes entre acteurs de la logistique urbaine à travers les modalités variables d’intégration de la logistique dans la planification urbaine, de la conception à la mise en œuvre.
Références:
– Ashton P., Doussard M., Weber R., 2016, Reconstituting the state: City powers and exposures in Chicago’s infrastructure leases, Urban Studies, 53(7), pp. 1384-1400.
– Aveline-Dubach N., 2020, The financialization of real estate in megacities and its variegated trajectories in East Asia. In D. Labbé & A. Sorensen (Eds.), International Handbook on Megacities and Megacity-regions. Cheltenham, UK: Edward Elgar pp.394-409.
– Busquet G., Lavue U., 2013, Political space in the work of Henri Lefebvre: ideology and Utopia. Spat. Justice, 5, pp. 1-12.
– Coulombel N., Monchambert G., 2023, Diseconomies of scale and subsidies in urban public transportation, Journal of Public Economics Elsevier, vol. 223(C).
– Lefebvre H., 1974, La production de l’espace. L’Homme et la société, 31(1), pp. 15-32.
– Le Néchet F., 2021, Transition 12: From urban sprawl to polycentric metropolitan regions: forms of functioning and forms of governance, Settling the World: From Prehistory to the Metropolis Era.
– Linossier R., Verhage R., 2009, La co-production public/privé dans les projets urbains. Paul Boino. Lyon La production de la ville, Parenthèses, pp.144-171.
– Navarre F., Llorente M., Poinsot P., 2022, La fiscalité locale sur le foncier : Quels effets sur la production de logements abordables ? Plan Urbanisme Construction Architecture. [En ligne] Disponible sur : https://www.urbanisme-puca.gouv.fr/la-fiscalite-locale-sur-le-foncier-quels-effets-a2661.html (consulté le 29 octobre 2023).
– Raimbault N., 2016, Ancrer le capital dans les flux logistiques : la financiarisation de l’immobilier logistique, Revue d’Economie Régionale et Urbaine, 1/2016, pp. 131-154.
– Searle L. G., 2018, The contradictions of mediation: intermediaries and the financialization of urban production. Economy and society, 47(4), pp. 524-546.
– Stewart L., 1995, Bodies, visions, and spatial politics: a review essay on Henri Lefebvre’s The Production of Space. Environment and Planning D: Society and Space, 13(5), 609-618.
– Tillemans L., Weber P., Ruegg J., Prélaz-Droux R., 2012, Maîtriser le foncier pour maîtriser la production urbaine. Moyens disponibles en Suisse, exemples de stratégies de maîtrise foncière et recommandations en termes de bonnes pratiques. Rapport de recherche réalisé dans le cadre de l’action COST TU602 Land management for urban dynamics.
[En ligne] Disponible sur : https://serval.unil.ch/resource/serval:BIB_04149236B2CF.P001/REF.pdf (consulté le 29 octobre 2023).