Autonomisation

Inégalités et Invisibilités
Auteur : Emmanuel MUNCH

Autonomisation (des agendas) ?

Par opposition aux modes de vie traditionnels marqués par le poids des rites et de normes sociales, le projet de la modernité promet l’autonomie individuelle et l’autodétermination des conduites de vie. Selon cette promesse, la manière dont les sujets modernes orientent leur vie ne doit pas être définie par des ordres religieux ou politiques sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir, ni par un ordre social qui déterminerait notre rôle dans le monde de la famille, du travail, de la culture. La promesse de la modernité est donc au cœur d’un processus d’autodétermination des conduites de vie (Taylor, 1998 ; Ehrenberg, 2010). Par le biais du progrès technologique, elle est aussi rattachée à un mouvement d’autonomisation vis-à-vis des contraintes de la nature.  

 

Théoriquement, en étant de moins en moins dépendants des forces naturelles et macro-sociales, les sujets modernes accèdent à un univers des possibles nettement plus étendu. En conséquence, ils décideraient ainsi avec une plus grande liberté du contour et du contenu de leurs actions. Puisque les manières de vivre sont intimement liées à la façon dont on occupe son temps, l’autonomisation des conduites de vie devrait a priori imprimer sa marque sur l’autonomisation des agendas quotidiens. Ce « projet moderne » s’observe bien dans le domaine des transports. Depuis les années 1960 en France et dans la plupart des pays occidentaux, les tendances montrent que l’on se déplace avec toujours plus d’autonomie ; avec à la fois des horaires de déplacement plus flexibles (Munch, 2017) et des vitesses de déplacement plus élevées (Bigo, 2020). 

 

Pourtant, en France, si nous nous déplaçons avec plus d’autonomie aujourd’hui que dans les années 1960 (de Coninck et Guillot, 2007), les résultats des enquêtes nationales montrent que la concentration des déplacements en heure de pointe et le sentiment de manquer de temps chez les citadins sont toujours aussi marqués, si ce n’est plus. L’autonomisation des rythmes de déplacement produirait même des effets contre-productifs sur la saturation des réseaux de transports et des agendas des citadins (Munch et Proulhac, 2023). En France, à prix constant du déplacement, les gains de flexibilité horaire au travail seraient plutôt mobilisés par les individus pour se déplacer pendant l’heure de pointe et les gains de vitesse de déplacement seraient plutôt utilisés pour aller plus loin et réaliser de nouvelles activités (Wenglenski, 2003). Au total, et à terme, l’autonomie rythmique serait donc employée pour consommer toujours plus d’espace et de temps, pour se synchroniser toujours plus avec les autres (Pradel, 2010), tendant alors inexorablement vers la saturation des espaces-temps. 

 

Références:

– Bigo, A., 2020, Vitesse des mobilités : Accélération au 20ème siècle, ralentissement au 21e ? Publications de la Chaire Energy-Prosperity. http://www.chair-energy prosperity.org/publications/vitesse-mobilites-france/ 

– de Coninck F., Guillot C., 2007, L’individualisation du rapport au temps. Marqueur d’une évolution sociale ». ¿ Interrogations ?  5. [En ligne] http://www.revue-interrogations.org/L-individualisation-du-rapport-au 

– Ehrenberg A., 2010, La Société du malaise, Paris, Odile Jacob. 

– Munch, E, 2017, Mais pourquoi arrivent-ils tous à la même heure ? Le paradoxe de l’heure de pointe et des horaires de travail flexibles, Doctoral dissertation, Université Paris Est. [En ligne] https://theses.hal.science/tel-01699034/ 

– Munch E. & Proulhac L., 2023, Is work hours’ flexibility really a solution to morning peak period congestion? Comparative analysis between Paris and San Francisco, Journal of Transport Geography 113, 103712. [En ligne] https://doi.org/10.1016/j.jtrangeo.2023.103712 

– Pradel, B., 2010, Rendez-vous en ville ! Urbanisme temporaire et urbanité évènementielle : Les nouveaux rythmes collectifs [Phdthesis, Université Paris-Est]. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00546513 

– Taylor C., 1989, Sources of the Self, Harvard, Harvard University Press. 

– Wenglenski, S, 2003, Une mesure des disparités sociales d’accessibilité au marché de l’emploi en Ile-de-France [These de doctorat, Paris 12]. https://www.theses.fr/2003PA123007