Pour parler des discriminations liées à l’âge, l’âgisme fait à l’origine office de terme unique. Or, dans son acception commune, ce terme est davantage employé pour mettre en lumière les préjugés et le mépris envers les personnes plus âgées (Rennes, 2019) et la valorisation de la jeunesse dans les sociétés occidentales. Pour parler des discriminations envers les enfants, le terme âgisme est délaissé au profit du terme adultisme. Ce dernier renvoie au pouvoir que peuvent exercer les adultes, notamment du fait de leur statut social, sur les enfants et les jeunes. Cette distinction sémantique engendre une distinction conceptuelle : ces deux types de discriminations liée à l’âge sont rarement analysés conjointement. Pourtant, leurs similitudes ressortent particulièrement lorsqu’on s’y intéresse par le prisme de la conception de la ville et des espaces de mobilité. Dans le cadre de l’urbanisme et de l’aménagement, cela se traduit par le fait de considérer l’adulte actif et valide comme usager type des espaces publics, et de dimensionner ceux-ci en fonction de ses besoins. Plus largement, cette normalisation de l’usager autour de l’adulte actif s’articule à d’autres formes de discriminations : sexistes, racistes et validistes (envers des personnes vivant une situation de handicap).
Le LVMT s’intéresse, dans le cadre de deux thèses en cours (Léa Zachariou et Angèle Brachet), aux discriminations spatiales liées à l’âge induites par la conception de la ville et des services de transport. Les exemples mobilisés sont issus de ces recherches qui traitent respectivement de l’évolution de la mobilité pour achats de personnes vieillissant dans des territoires peu denses, et des pratiques des enfants dans l’espace spécifique du train, dont le caractère clos et contraint intensifie les enjeux qui sont déjà à l’œuvre pour cette catégorie de la population dans l’espace public.
Ces recherches révèlent des mécanismes qui ont la même origine et ont pour résultat différentes formes d’invisibilisation voire d’exclusion des personnes plus âgées et des enfants. Se déplacer, c’est se confronter aux autres et à l’image que les autres projettent sur nous. Or les projections associées aux populations, qu’elles soient jeunes ou âgées, se fondent sur une inadéquation entre leur comportement et les normes sociales et matérielles dominantes. Parmi celles-ci, l’injonction à la mobilité (Fol, 2010) et les normes de vitesse prônées par une population de jeunes actifs ne coïncident pas avec l’image de lenteur et d’immobilité attribuée aux vieux. De même, un aménagement urbain conçu pour de jeunes adultes peut être perçu comme inhospitalier pour des plus âgés. Les itinéraires piétons, lorsqu’ils ne sont pas ponctués par la présence de bancs et de toilettes publics, peuvent êtres désinvestis (Wiebe et Séguin, 2019). Dans le même temps, la présence des enfants dans certains espaces publics, du fait de leur non-respect (conscient ou inconscient) des normes de silence, est mise en débat et relayée dans certains médias.
Les préjugés et représentations associées aux vieilles personnes et aux enfants influencent l’expérience de la mobilité pour ces classes d’âges. Parmi ces représentations, une en particulier leur est commune : le fait de les considérer comme vulnérables et à protéger. Cette image d’une vieillesse vulnérable est intégrée par les personnes qui vieillissent et développent un plus grand sentiment d’insécurité, notamment lors des moments de confrontation avec d’autres usagers. Ainsi, l’exclusion des personnes plus âgées due aux difficultés à se déplacer est amplifiée par une assignation à se penser comme vulnérables. Chez les enfants, cette question de la vulnérabilité se construit différemment. Celle-ci repose davantage sur la projection de tiers (le plus souvent les parents) que sur l’expérience vécue (Valentine, 1997). En effet, les parents considèrent l’aménagement urbain comme inadapté voire dangereux pour leurs enfants. Les activités des enfants sont ainsi circonscrites à des lieux qui leur sont dédiés comme l’école, les parcs d’enfants ou les lieux de leurs activités extrascolaires. Le déplacement entre ces lieux, par souci de praticité, se fait le plus souvent en voiture. Cette dépendance accrue à l’automobile, en plus d’empêcher le développement de capacité autonome de déplacement (Huguenin-Richard 2010), donne lieu à une réduction des interactions entre les enfants et les adultes extérieurs aux foyers. La combinaison de ces mécanismes participe donc de l’exclusion des enfants de l’espace public et des espaces de transport. Ainsi, la vulnérabilité attribuée aux enfants et aux vieilles personnes n’est pas une caractéristique propre des personnes mais découle d’une prise en compte insuffisante des différentes classes d’âge pour penser la ville et les services de mobilité.
Cela s’illustre dans la conception des véhicules. L’aménagement et les services à bord des trains longue distance sont, par exemple, principalement dédiés à une clientèle adulte en déplacement pour motifs professionnels, au détriment des usagers enfants se déplaçant pour motifs de loisirs (thèse de Léa Zachariou). Chez les personnes plus âgées, les escaliers pour descendre sur le quai d’une gare, une marche entre le quai et le véhicule, ou l’inconfort à bord sont autant d’obstacles empêchant l’usage des transports publics. La digitalisation de l’achat des titres de transport et la dématérialisation des tickets peuvent par ailleurs être des facteurs limitants pour des personnes qui ne seraient pas familières des outils numériques, plus nombreuses chez les générations plus âgées (thèse de Angèle Brachet).
Le niveau de desserte accrue des services de transport pour les trajets domicile-travail, accompagné d’une réduction de la fréquence en dehors des heures de pointe, démontre aussi la volonté de répondre aux besoins des adultes actifs. Si la ville est pensée pour l’adulte actif, certaines formes d’appropriation de l’espace et de détournements d’usages par les enfants et les vieilles personnes existent. V. Bordes (2006) décrit la manière dont les jeunes s’installent dans des lieux prévus pour la circulation et utilisent la confrontation avec les pouvoirs publics que cette occupation produit comme une occasion de faire passer leurs idées. Dans une dynamique similaire, les enfants défient la norme de silence dans l’espace du train et s’en servent de levier de négociation pour accéder à des dessins animés (Thèse de Léa Zachariou). Les usages réels du mobilier urbain qu’en font les personnes âgées peuvent être dissonants par rapport à ceux conçus par les aménageurs. Par exemple, Thibaut Besozzi et Hervé Marchal (2017) mettent en évidence l’appropriation de la galerie marchande d’un centre commercial par des personnes âgées retraitées comme un lieu de rencontres.
Penser conjointement les discriminations mises en lumière par le mot âgisme et le mot adultisme renvoie à des enjeux de justice spatiale et invite à penser une ville accueillante pour toutes les classes d’âges. L’exclusion de catégories d’âge particulières ne renvoie pas seulement à une dimension spatiale mais affecte également leur participation à la vie sociale. L’expérience vécue et les formes d’appropriation de l’espace observées chez les populations jeunes et âgées sont des premières clefs de pensée pour contrer le caractère performatif des discriminations liées à l’âge dans l’espace public.
Références:
– Besozzi T., Marchal H., 2017, Le « petit monde » de personnes âgées dans un centre commercial. Détournement de l’espace et don de relation. Ethnologie française, 47, pp. 531-542.
– Bordes V., Espaces publics, espaces pour tous ? Espaces de la jeunesse, espaces publics : organisation locale [conférence]. Nov. 2006, Rennes, France.
– Fol S., 2010, Encouragement ou injonction à la mobilité ? Revue Projet, 314, pp. 52-58.
– Huguenin-Richard, F., 2010,La mobilité des enfants à l’épreuve de la rue : impacts de l’aménagement de zones 30 sur leurs comportements, Enfances, Familles, Générations, 12, pp. 66-87.
– Rennes J., 2019, Déplier la catégorie d’âge : âge civil, étape de la vie et vieillissement corporel dans les préjudices liés à l’âge. Revue française de sociologie, 60 (2), pp. 257-284.
– Valentine G., 1996, Children Should Be Seen and Not Heard: The Production and Transgression of Adults’ Public Space. Urban Geography, 17(3), pp. 205-220.
– Wiebe I., Séguin A-M., 2019, Enjeux et tactiques de mobilité quotidienne de personnes aînées résidant dans un quartier montréalais. Cahiers de géographie du Québec, 63(179-180), pp. 231-242