Difficile aujourd’hui de parler de l’accélération des rythmes de vie sans mentionner les travaux d’Hartmut Rosa. Pour le philosophe allemand (2010), l’accélération des rythmes de vie, ou encore « l’accélération sociale », est la conséquence d’une augmentation de la vitesse d’exécution de toutes les tâches de la vie quotidienne. Si l’on endosse une perspective strictement quantitative, « l’accélération sociale peut être définie par l’augmentation du nombre d’activités au cours d’une même unité de temps » (Rosa, 2010, p. 87). On peut aussi parler d’intensification du volume ou de la quantité (Q) d’activités réalisées au cours d’une certaine durée (T). L’accélération sociale, c’est une dynamique historique où le rapport Q/T ne cesse de s’accroître. Dans la vie quotidienne des individus, cette évolution peut être décrite de la façon suivante : les gains de temps permis par l’accélération technique (transports, télécommunications, électroménager…) pour réaliser certaines activités, plutôt qu’épargnés pour se reposer, sont réinvestis pour consommer plus encore cette activité, voire une nouvelle activité (Linder, 1971). Le progrès et l’accélération techniques participent d’une accélération sociale.
Hartmut Rosa mobilise souvent l’exemple de l’introduction des emails, pour expliquer que le progrès, ou « l’accélération technique », ne permet pas de faire « économiser du temps » aux individus, mais bien de consommer plus intensément leur vie quotidienne, c’est-à-dire d’accélérer socialement. Disons que pour une même correspondance, l’envoi d’un e-mail se fait aujourd’hui deux fois plus rapidement que l’écriture et l’envoi d’une lettre manuscrite. Seulement, les individus vont avoir tendance, non pas à envoyer autant de courriers en deux fois moins de temps, mais plutôt à écrire deux, voire trois fois plus de courrier pour un « budget-temps » identique, voire rallongé par rapport à la période où les correspondances étaient fastidieuses. Si le TGV permet de circuler deux fois plus rapidement, les voyageurs ne vont pas économiser deux fois plus de temps sur la durée qu’ils allouent aux déplacements. Mais à terme, ils auront en moyenne tendance à augmenter les distances parcourues pour un budget-temps identique, voire rallongé (Zahavi, 1976 ; Marchetti, 1994 ; Crozet & Joly, 2006 ).
L’accélération technique, couplée au principe économique de « maximisation des opportunités », a tendance à intensifier l’occupation des agendas quotidiens et génère potentiellement un sentiment paradoxal de manque de temps (Tranter, 2010). Plus les individus peuvent aller vite, plus ils ont théoriquement la possibilité de faire maintes et maintes choses et plus ils ont le sentiment de manquer de temps pour réaliser toutes ces activités. Pour certains, « l’accélération » serait ainsi le nom donné au regret de ne pouvoir tout faire (Dobré et al., 2014).
L’accélération des rythmes de vie a des conséquences ambivalentes. D’un côté, elle autorise une diversification des modes de vie en permettant aux individus de réaliser des activités autrefois contraintes par le temps disponible, comme les loisirs. De cette façon, l’accélération pourrait aussi être favorable à un élargissement des horizons d’existence. Mais sur l’autre versant, cette accélération peut conduire à une forme de saturation des existences et à un sentiment de manque de temps qui semble être de plus en plus problématique dans les sociétés urbaines et occidentales.
Au LVMT, l’accélération sociale est encore peu traitée. On parle plus souvent des vitesses des transports et des gains d’accessibilité associés (Gallez et al., 2018). L’impact de la vitesse des transports sur l’accélération des rythmes de vie est abordé au travers de récents projets de recherche qui font la part belle à la remise en question du progrès technique (Munch & Zachariou, 2021 ; Munch et al., 2022).
Références:
– Crozet Y., Joly, I., 2006, Budgets temps de transport : les sociétés tertiaires confrontées à la gestion paradoxale du » bien le plus rare, Les Cahiers scientifiques du transport 45, pp. 27-48. [En ligne] https://shs.hal.science/file/index/docid/68933/filename/YCIJCST04.pdf
– Dobré M., Hossard N., Haesler A., Onno J., 2014, Rapport final du projet de recherche MODERATO (MOdes DE RAlentissement du Temps quOtidien), ADEME, MEDDTL. [En ligne] https://temis.documentation.developpement-durable.gouv.fr/docs/Temis/0085/Temis-0085027/22567.pdf
– Gallez C., Bonin O., Frankhauser, P., 2018, Indicateurs d’accessibilité multi-échelle et modèle fractal, In 1ere Rencontres Francophones Transport Mobilité.
– Linder, S.B., 1971, The Harried Leisure Class, New York, Columbia University Press.
– Marchetti C., 1994, “Anthropological invariants in travel behaviour”. Technological forecasting and social change 47 (1), pp. 75-88. [En ligne] https://doi.org/10.1016/0040-1625(94)90041-8
– Munch, E., Chevallier, L. B., & Simon, G., 2022. Politiques de Mobilité Durable et Décélération, Rapport, ADEME ; Université Gustave Eiffel. [En ligne] https://hal.science/hal-03911343
– Munch E. & Zachariou L., 2021, Ralentir pour gagner du temps, Urbanisme 419, pp. 57-59. [En ligne] https://shs.hal.science/halshs-03156972/document
– Rosa H., 2010. Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
– Tranter P.J., 2010, Speed Kills: The Complex Links Between Transport, Lack of Time and Urban Health. Journal of Urban Health, 87, pp.155-166. [En ligne] https://doi.org/10.1007/s11524-009-9433-9
– Zahavi Y., 1976, The unified mechanism of travel (UMOT) model, World Bank Staff Working Paper, n°230.